« Les wokes sont des fanatiques dangereux mais je fais le pari qu’on peut discuter avec eux ».
Le pari que je me lance, moi, c’est de pouvoir faire parler des textes problématiques pour en apprendre davantage sur les enjeux qui sont ceux, entre autres, du féminisme. « Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé ». Ce titre a manifestement été choisi pour faire réagir. Et c’est réussi : lorsque je l’ai lu, je me suis sentie accablée. C’est d’ailleurs en grande partie cet ouvrage qui m’a inspiré les Contre-Exemples. Lors d’une discussion avec une amie, celle-ci me parle du livre qu’elle a téléchargé et du titre de la première partie : « Moi aussi, je suis une victime ». On pourrait dire que cette affirmation se passe de commentaires. Mais que se passe-t-il si on se décide à la commenter ? Qu’est-ce qui laisse penser Frédéric Beigbeder qu’il est, en fait, une victime ?
Je passerai sur les références culturelles qui parsèment le texte et qui n’ont pas vraiment d’autre intérêt que d’étaler le capital symbolique de leur auteur (car oui Frédéric, comme vous le dites vous-même, Bourdieu a vu juste et vous avez profité de la bibliothèque familiale) ainsi que sur certaines idées convoquées par l’auteur pour me concentrer sur les raisons pour lesquelles Frédéric Beigbeder n’est pas une victime et celles qui l’amènent à penser ainsi.
Le processus de victimisation.
Le texte débute par la reconstitution d’une scène que l’auteur situe en 2018. Après sa prise de position sur la question de la pénalisation des clients de travailleureuses du sexe, des militantes féministes ont tagué la maison de Beigbeder. Je ne discuterai pas ici de cette question que je ne connais encore que trop peu ni de l’efficacité de cette méthode. Ce qui m’intéresse est la réaction de l’auteur et comment il reconstitue cet événement à l’écrit. Celui-ci n’hésite pas à user d’un ton larmoyant et du pathos, utilisant notamment la figure de sa fille d’alors 3 ans. Il évoque sa « maison pleine d’enfants endormis » à laquelle les féministes ont eu accès en « déplaçant la poussette du bébé et enjambant une bouée en forme de dauphin bleu » ainsi que les enfants qui « découvrent des coulées de haine peinturlurées sur leur maison et pleurent de peur ». De cette manière, l'épisode se transforme en une attaque de méchantes féministes. Il la qualifie à maintes reprises d’agression et n’hésite pas à utiliser des termes évocateurs : « terroristes d’enfants », « attaque de terrorisme pictural ».
De toute évidence, Beigbeder aime provoquer. Il admet lui-même « abuser d’une certaine liberté de ton dans la presse papier ». Il connaît le pouvoir des mots qu’il n’hésite pas à utiliser à son avantage. Il se pose ici comme victime et je ne doute pas une seule seconde que ce soit son ressenti authentique. Mais est-il réellement une victime ? Il est une cible de vandalisme, oui. Cela en fait-il une victime de la société comme il le laisse entendre ?
Beigbeder compare cet événement à un « bad buzz » ou un « shit storm » qui seraient arrivés jusque dans la vraie vie (ces deux anglicismes désignent une controverse sur Internet mettant en lumière des actions ou des propos problématiques de la part d’une entreprise ou d’une personne). Je suis assez sceptique quant à l’usage de ces expressions : on aurait tendance à les utiliser pour désigner des controverses sur des sujets plus légers. Or, il s’agit de questions politiques face auxquelles une responsabilité morale est impliquée. Pour certaines personnes, il ne s’agit que de prendre position sur une question qui ne les concerne pas ; pour d’autres, c’est une question de vie ou de mort. On l’oublie trop souvent. Il se pose de nouveau en victime, se mettant sur la défensive : « J’avais peut-être tort, quelle importance ? Je croyais qu’en démocratie on avait le droit de discuter des propositions de lois avant qu’elles ne soient votées par le Parlement. Veuillez pardonner ce court accès de naïveté ».
Frédéric Beigbeder attribue cet événement à son métier. En effet, il est, entre-autres, auteur et critique littéraire. Cette fonction s’accompagne selon lui d’une prise de position stricte sur la liberté d’expression dont il se présente comme le défenseur. On sait pourtant que la liberté d’expression est réglementée et doit se conformer aux limites de la loi. Ainsi, certains propos sont illégaux. Or il semblerait pour lui que la littérature ne doive se conformer à aucune limite. Ainsi il déclare que « moraliser le monde est souhaitable, aseptiser la littérature ne l’est pas ». Mais qui a parlé d’aseptiser la littérature ? Personne à ce que je sache.
« Il faut donc que l’art puisse tout dépeindre, les miracles comme les monstruosités, la sainteté comme les péchés. […] Si les livres ne peuvent plus raconter les crimes et délits, comment allons-nous sonder l’âme de l’homme ? »
Les revendications féministes ne sont pas de cet ordre. Elles renvoient en réalité à l’éternelle question de l’œuvre et de l’artiste, condamnant fermement les auteurices problématiques, considérant que de telles personnes ne méritent pas reconnaissance quand d’autres tout à fait respectables n’en reçoivent pas. Sans oublier la question monétaire : lire ces auteurices, c’est les soutenir financièrement. Ainsi, la question qui se pose davantage est la suivante : doit-on nécessairement être tordu.e pour écrire des choses tordues ? Si l’on considère que la réponse est non, voilà le dilemme de Beigbeder résolu.
Celui-ci parle aussi d’« adversité de la guimauve » qui serait aujourd’hui la norme. La question que je lui pose est : croyez-vous vraiment que féminisme rime avec guimauve ? On parle d’un mouvement qui se fonde sur l’inégalité des genres et qui dénonce l’oppression et l’exploitation de plus de la moitié de la population. Un mouvement né à cause de la violence, physique et symbolique, et qui n’hésitera pas à y avoir recours s’il le juge nécessaire, comme dans le cas du vandalisme et des insultes évocatrices dont vous avez été la cible. Et encore, ce n’est pas l’exemple le plus violent. Pour reprendre vos mots, « La violence est intrinsèque à toute révolution et ils en useront autant qu’il le faudra pour parvenir à leurs fins. Nommément ». Pensez-vous donc qu’être féministe c’est être mièvre ? Il n’y a rien qui se rapproche de la guimauve là-dedans.
Beigbeder aime les analogies. Et l’analogie, c’est une super figure de style, mais elle fonctionne plus ou moins bien. En l’occurrence quand on rapproche une chose à une autre qui n’a rien à voir, elle tombe à plat et paraît hors-sujet. Comme celle qui consiste à rapprocher l’« aseptisation » de la littérature et le génocide de 1,5 à 2 millions de Cambodgiens.
L’auteur relate un autre épisode en apparence sans rapport : celle d’une attaque à l’arme blanche au cours de laquelle il était présent. Cela a été, sans surprise, un événement traumatisant pour l’auteur.
De ce traumatisme ont survenu des problèmes de santé, notamment un diabète de type 1. Cela a été une épreuve difficile pour l’auteur : il compare, très maladroitement, son parcours à une addiction à la coke. Il insiste sur la difficulté à changer de régime alimentaire, à devoir surveiller son taux de glucose et à s’injecter de l’insuline, ainsi qu’aux implications sur son espérance de vie. Je ne peux qu’imaginer la difficulté qui s’est ensuivie de ce diagnostic. On remarque ici une vraie ambivalence entre la dure réalité du diabète, qui est considéré comme un véritable handicap, et une réflexion telle que « Comment est-il possible de renoncer aux Salvator de chez Fouquet ? » qui ne fait qu’illustrer le degré de déconnexion de son auteur. Il y a des gens qui meurent de faim, qui vivent dans la rue. Au-delà du facteur provoc, c’est indécent et insensible d’écrire une chose pareille.
Une illustration du privilège.
Beigbeder demande « une solidarité entre victimes de la société ». Il dresse ainsi une analogie entre victimes de vandalisme, victimes présentes lors d’une attaque à l’arme blanche, victimes de diabète, victimes d’addiction et victimes de violences sexistes.
La victimisation se poursuit, mettant paradoxalement en exergue le privilège qui est celui de l’auteur. « J’ai dû m’excuser en 2022 pour une conversation ayant peut-être eu lieu dans un couloir des éditions Flammarion en novembre 2003. Étiez-vous la même personne en 2003 qu’aujourd’hui ? Pas moi ». La conversation en question impliquait une accusation de tentative de viol par un présentateur du journal télévisé (PPDA ?) à laquelle Beigbeder se serait esclaffé. Il est intéressant de noter qu’il nie à la fois les faits, « cela ne lui ressemble pas », tout en disant ne pas s’en souvenir. Je veux bien admettre que les gens peuvent changer et avoir fait des choses dans le passé qu’ils ne feraient plus dans le présent. Cela désintègre-t-il la responsabilité pour autant ? Légalement, quand un délit ou un crime est commis, il n’y a prescription qu’au bout d’une certaine durée et cela ne veut pas dire que l’on est reconnu innocent. Ainsi, je ne vois pas ce qui empêche de dire : « Je ne suis plus cette personne mais je suis désolé.e de l’avoir été ».
Selon Beigbeder, personne ne plaint les personnes comme lui, « nées à Neuilly ». « Parce que je suis blanc, de sexe masculin, né bourgeois dans les années 1960, j’ai grandi dans le camp des dominants » : Beigbeder est en effet un homme blanc hétéro cis bourgeois, c’est un état de fait. Cela en fait un dominant presque parfait. Pourquoi presque ? Parce que, surprise ! : le diabète de type 1 est considéré comme un handicap. Frédéric Beigbeder n’est donc pas une personne considérée comme valide.
Il poursuit en disant : « Je n’ai pas eu l’impression d’en profiter. J’ai été frappé par un prêtre de mon école quand j’avais sept ans. J’ai été la cible d’un exhibitionniste au bois de Boulogne à l’âge de dix ans. J’ai été dragué par un pédophile au sixième étage de la rue de La Planche en 1979. […] On est tous victimes de quelque chose. »
Reconnaître son privilège ce n’est pas effacer d’éventuels traumatismes. On peut avoir vécu des traumatismes et faire partie d’une classe dominante qui bénéficie d’un privilège. Dire l’inverse c’est faire preuve d’ignorance et c’est insultant pour la classe dominée (d’où la nécessité par ailleurs de l’intersectionnalité). Prenons mon exemple : je suis à la fois dominante et dominée. D’une certaine façon cela me donne la chance de pouvoir appréhender ces différents vécus. Certes je suis blanche et bourgeoise et bénéficie donc de nombreux privilèges. Mais je suis aussi une femme, dépressive et borderline. Je fais partie d’une minorité sexuelle mais bénéficie d’un passing car je suis dans une relation hétérosexuelle. Tout cela me donne une conscience accrue de mon privilège et je peux reconnaître sans enlever à mes vécus que je bénéficie de certains systèmes tout en étant victime d’autres.
Il en va de même pour Frédéric Beigbeder : s’il se sent victime à cause de son diabète, c’est parce qu’il se trouve dans une position de dominé. Il est potentiellement soumis à du validisme quotidiennement. Mais par ailleurs, il bénéficie de tous les autres systèmes de domination, faisant majoritairement de lui un dominant.
« 100 % des êtres humains ont un dossier dans leur passé. Toutes les femmes ont été draguées, droguées, harcelées, abusées, voire pire. Mais les hommes aussi ». S’agit-il vraiment de la même situation ? Beigbeder le dit lui-même : toutes les femmes l’ont été, certains hommes le sont. Il ne fait nul doute que dans chaque cas, il s’agit d’un événement traumatisant. Mais parmi ces 100%, certain.es sont les cibles désignées de systèmes d’oppression et d’exploitation. Qu’est-ce qui les différencie donc ? Leur caractère systémique ou non.
« Les garçons ont tous vécu la violence des autres garçons à l’école, les bagarres, la trouille, les menaces d’une bande qui vous serre dans un coin, à cinq contre un, pour vous faire tomber avec des balayettes et vous bleuir les tibias à coups de talon. Bienvenue dans la vie quotidienne des petits garçons. […] C’est pourquoi je ne minimise jamais la souffrance des femmes. Parce que beaucoup d’hommes connaissent la même. Très tôt, on nous apprend à serrer les dents, c’est tout. »
Bienvenue dans la réalité du patriarcat : les hommes ne sont pas épargnés par sa violence. Faire partie de la classe dominante ne signifie pas que l’on est indemne. Les hommes souffrent aussi des injonctions à la virilité du patriarcat, qui impose d’être fort, de ne pas montrer de signes de faiblesse… En parlant de patriarcat :
« Quant au patriarcat… ce mot m’a toujours fait sourire. Quel patriarcat ?? Ma génération ne sait pas ce que c’est. Les papas sont tous partis de chez eux. Il n’y a pas de pères non divorcés dans les années 1970. Il est où, le fameux patriarcat dont les féministes me rebattent les oreilles ? J’ai été éduqué par une mère célibataire qui travaillait pour nourrir ses deux fils. Je n’ai d’autre modèle familial qu’une femme seule, et on m’explique qu’il faut vaincre le patriarcat ? Non, mais je rêve ! Heureusement que les femmes avaient du pouvoir dans mon enfance, sinon j’aurais fini à la rue. »
Mauvaise foi ou ignorance ? Lorsque les féministes parlent de patriarcat, il ne s’agit pas du patriarcat médiéval où l’homme était le chef de famille, bien que ce modèle soit encore très présent. Le patriarcat est un concept pensé par la sociologue Christine Delphy. Elle le conçoit comme le système autonome de domination et d’exploitation des femmes. Il existe en effet un rapport de hiérarchie dans lequel les hommes dominent les femmes et les font travailler : le travail domestique est gratuit, invisible et pourtant producteur de valeur. Ainsi, dire qu’il n’y a pas de patriarcat parce que l’on a été élevé par des femmes c’est ignorer entièrement ce qu’est le patriarcat. Il s’agit là au contraire de son illustration même puisqu’il incombe à la femme la double responsabilité du travail domestique et du travail rémunérateur.
« On est tous victimes de quelque chose ou de quelqu’un. […] Il n’y a pas d’un côté des victimes et de l’autre des bourreaux. Il n’y a que la phrase de Sartre : "L’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous". »
L’auteur renvoie ici à la philosophie existentialiste de Sartre. Pour rappel, l’existentialisme est une philosophie qui stipule que l’existence précède l’essence. Cela a pour implication que nous sommes libres de nous auto-déterminer. Or, ce que Beigbeder oublie, c’est que Sartre a également amorcé la notion de situation qui sera approfondie par Beauvoir : il y a des situations desquelles on ne peut pas se soustraire, notre champ d’action y est soustrait. La condition de la femme en est une.
« Si on ne souhaite pas rester une victime jusqu’à sa mort, on peut aussi sortir de ce statut et se reconstruire. Le message de ce livre est clair : je préfère être une ancienne victime qu’une victime professionnelle. »
Selon le Larousse, le mot victime se définit comme « qui a subi un mal, un dommage » et « qui pâtit, qui subit les effets d'une situation, d'événements, de choses néfastes ». On ne choisit pas de rester victime : on l’est et on le demeure. Il y a donc une différence entre victime et victimisé.e. Admettre que l’on a été victime d’une chose ou qu’on l’est encore n’implique pas obligatoirement de s’apitoyer sur son sort et n’empêche pas d’aller de l’avant. Au contraire, pour beaucoup, c’est un moyen de se réapproprier les événements que l’on a subis.
De la mauvaise foi.
Beigbeder ne se sent pas privilégié. Si on lui demande des excuses, il ne voit pas pour quelles raisons il aurait à en présenter.
Il dresse pourtant lui-même le bilan de ses actions : avoir été directeur de Lui, magazine « de charme » c’est-à-dire spécialisé dans l’érotisme et par conséquent, l’objectivation de la femme ; être juré du prix Renaudot qui a été attribué en 2013 à Gabriel Matzneff, accusé de pédocriminalité, et dont le jury est composé quasi totalement d’hommes ; avoir salué le César de Polanski autrement dit saluer le fait de récompenser un violeur (Polanski a été reconnu coupable rappelons-le). Sacré palmarès. Il ajoute : « j’ai travaillé dans des métiers créatifs […] où les jolies filles sont constamment en danger », renvoyant explicitement à l’impunité qui règne dans ce milieu où tout le monde sait mais personne ne dit rien. De plus, l’expression « jolies filles » renvoie à la détermination de canons de beauté du point de vue dominant. Il n’y a pas que les femmes conventionnellement jolies qui se font agresser.
Beigbeder pense qu’on lui demande de s’excuser d’être né privilégié. Ce n’est pas le cas. Ce qui lui est reproché, c’est de ne pas reconnaître ce privilège et de perpétrer des violences en le niant. C’est de dire qu’il « attend toujours sa médaille de combattant antisexiste » lorsque la lutte antisexiste est le strict minimum de la décence, pas une chose qui devrait être applaudie et encore moins pour laquelle on demande à être récompensé.e.
Il est assez ironique que Frédéric Beigbeder cite plus haut Sartre, car son texte est une illustration d’un autre de ses concepts, celui de mauvaise foi. La mauvaise foi ou inauthenticité consiste à se mentir à soi-même, à faire comme si on ne savait pas ce que l’on sait. Il s’agit d’une forme de déni dont le sujet est conscient. Pour Sartre, la mauvaise foi consiste à se cacher soi-même sa liberté, à se comporter comme si on n’était pas libre. Il n’est jamais facile de reconnaître que l’on est un.e dominant.e qui perpétue chaque jour, même sans le vouloir, des violences symboliques. C’est pourtant vrai, et faire preuve de mauvaise foi n’y changera rien. Il paraît donc nécessaire, au contraire, de reconnaître ses privilèges et de faire le choix de lutter contre, dans un engagement qui doit se renouveler constamment.
« Cela ne me dérange pas de demander pardon. » Cela ne dérange pas Beigbeder… sauf lorsqu’il s’agit de demander pardon pour des choses qu’il a faites personnellement et/ou qui méritent de demander pardon. Cela mériterait sans doute une réflexion approfondie sur ce qu’est le pardon et ses implications. Mais je pense pouvoir écrire que dire pardon est une chose, mais être désolé.e et agir en conséquence en est une autre. Si l’on est désolé.e, on cherche activement à ne pas reproduire les mêmes maladresses – si on admet que ce sont des maladresses – et à s’éduquer sur la question.
La menace woke.
« Je ne cesse de demander pardon, avec un bonnet d’âne sur la tête et une pancarte "représentant de la bourgeoisie" autour du cou, mais quelque chose me dit que je serai exterminé quand même. Me croyant un bobo tolérant dans une démocratie moderne, je ne prenais pas au sérieux les wokes. »
Le terme woke revient plusieurs fois au cours du texte sans que l’auteur ne le définisse une seule fois. Car si au départ, il désigne dans les années 2010 les personnes s’associant aux combats pour la justice sociale et l’égalité, raciale notamment ; depuis peu, on assiste à une recrudescence de de ce terme, cette fois-ci utilisé péjorativement. Pour Beigbeder, les wokes sont des ennemis, « des fanatiques dangereux », une « menace » contre laquelle il faut résister.
« Hier soir, à Bordeaux, un groupe de jeunes militantes m’a tendu un tract sur lequel étaient imprimées des statistiques, toutes exactes (j’ai vérifié). […] En tant que père de deux filles, je suis épouvanté par ces chiffres. Cessons de croire que les hommes hétérosexuels minimisent l’horreur des féminicides et des crimes sexuels. »
L’évocation du rôle de père pour justifier de son épouvante est très limitée. Nous sommes tou.te.s afilié.es à une femme : une mère, une sœur, une fille… Cela n’a jamais empêché personne d’agir de manière sexiste. Quant à la minimisation des violences, elle est bien réelle. Pas que de la part des hommes. C’est la société tout entière qui les invisibilise. Qui parle des féminicides en dehors des féministes ? Combien de personnes lèvent le silence sur les violences qu’elles ont vécues ?
« Ce qui m’a troublé, c’est que je n’avais pas le droit de venir à la manifestation du 25 novembre 2022 organisée par ces militantes bordelaises. Sur leur tract était spécifié : « Manifestation de nuit en non-mixité choisie, sans hommes cisgenres. » J’ai alors compris que j’étais rejeté, condamné, interdit pour mon existence propre. Pourquoi m’avoir distribué ce tract puisque j’étais victime d’un apartheid anti-mâles hétéros ? Je soutenais à fond leur démarche mais en tant qu’homme cisgenre (c’est-à-dire né de sexe masculin et l’étant resté), je n’étais pas le bienvenu à cette manif. En quoi ma présence diminuerait-elle la force de leur juste combat ?
Beigbeder pose la question, légitime, de la non-mixité : pourquoi exclure un certain groupe ? La non-mixité vise à créer des espaces sécurisés pour des personnes ayant subi des violences liées à une oppression. Historiquement, elle a toujours fait partie du féminisme : au sein du mouvement du féminisme noir, de nombreux groupes étaient réservés aux femmes noires. Ce n’est pas à prendre personnellement ; il ne s’agit pas d’une exclusion au sens d’un rejet mais d’une frontière saine, établie fermement. C’est une exclusion préventive au vu des dynamiques de domination, incarnées symboliquement par les dominants.
En effet, pour la plupart des hommes hétérosexuels, la violence sexiste est une violence exclusivement physique. Beigbeder parle de « féminicides et de crimes sexuels ». Il évoque la fois où il a été juré pour une cour d’assises : « J’ai envoyé un homme en prison pour dix ans. Je n’ai pas le droit de raconter les délibérations (qui se déroulent sous le sceau du secret) mais je peux vous dire que j’ai béni le Ciel que la victime ait effectué les démarches nécessaires à l’hôpital après son agression. » Il relate son expérience et reprend par la même occasion une vision mystifiée du viol : par surprise, par un inconnu, dans un lieu sombre. Or cette version ne concerne qu’une grande minorité des cas. Dans 95% des cas, le viol est commis par une personne que la victime connaît.
Beigbeder ignore le poids de la violence symbolique qui pèsent sur les épaules des victimes. Il utilise l’injonction : « Si vous êtes agressée, il faut porter plainte tout de suite et effectuer tous les prélèvements nécessaires à une identification génétique. […] Composez le 3919, ils répondent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et expliquent toutes les démarches pour sortir de cet enfer » ; « Si quelqu’un se fait agresser sexuellement, il ne faut pas attendre la prescription pour porter plainte au commissariat, sinon ce sera parole contre parole et personne ne sera puni. Il faut se dépêcher de recueillir les preuves pour mettre les criminels hors d’état de nuire ». S’il reconnaît un processus long, pénible et dégradant ce n’est que dans une tentative de pallier la faiblesse de cette injonction. Plus facile à dire qu’à faire. Je doute que l’on puisse réaliser l’épreuve que cela représente réellement avant d’en avoir fait l’expérience.
« Jusqu’à aujourd’hui, ma position sur MeToo était la même que celle de 99 % des hétérosexuels, surtout ceux qui sont mariés : me taire pour avoir la paix. »
Le silence n’est pas une position, c’est se rendre complice. Ce passage semble pointer vers le fait que beaucoup d’hommes ne savent s’exprimer que pour parler d’eux-mêmes, il semble qu’il leur est impossible de dire qu’ils soutiennent les victimes et de s’en arrêter là. « Comme Virginie Despentes, je souhaite dialoguer, débattre et faire la paix, afin que plus personne ne vienne cultiver mon jardin avec des bombes de peinture indélébile ». Pour Beigbeder il s’agit donc toujours d’une question de débats d’idées, déconnectés de la réalité sociale et politique. Le seul intérêt qu’il y voit est d’ « avoir la paix », comme il le dit plus haut. Il n’est donc pas réellement prêt à débattre puisqu’il ignore les fondements des questionnements féministes qui animent nos engagements. Et s’il écoutait, nous entendrait-il ?
« On aura un peu progressé le jour où les féministes comprendront qu’à part de rares psychopathes, tous les hommes sont dans leur camp. » Je crois que l’on aura surtout progressé quand les hommes comprendront que l’on est tous, dans une certaine mesure, complices du système patriarcal. Ensuite, invoquer la psychopathie comme cause des violences sexuelles et sexistes, c’est 1) utiliser à tort un terme médical, 2) déresponsabiliser les fautifs et 3) perpétuer l’idée que les agresseurs ne font pas partie des gens « normaux ». Pourtant, selon une étude de l’IFOP datant de 2019, 22% des hommes interrogés avouaient avoir commis des actes qualifiables d’agression sexuelle. Environ 4% des hommes seraient psychopathes, on est bien loin du compte.
L’auteur décrit MeToo comme un déversement de haine et un obstacle à la justice : « La parole des victimes doit être libérée mais en tenant compte de la présomption d’innocence et sans oublier que le doute doit profiter à l’accusé. Sinon on renonce à la démocratie pour basculer dans le totalitarisme, et la justice devient du lynchage. […] La libération de la parole des victimes de VSS (violences sexistes et sexuelles) est nécessaire, mais plutôt devant la justice que sur Twitter ou à « Touche pas à mon poste ! » parce que, alors, il s’agit d’un tribunal populaire, instantané et médiatique […] Le mouvement MeToo a souvent consisté à clouer au pilori sans preuves, sans procès, donc sans avocat et sans appel. Demandez à Richard Berry, innocenté après deux ans de dénonciation calomnieuse, ce qu’il pense de la libération de la parole ». Savez-vous combien de cas correspondraient à de fausses accusations ? Les études diffèrent, mais les chiffres tourneraient autour de 3 à 4% des plaintes. Qu’en est-il des victimes, les principales concernées. ? Que pensent-elles de la libération de la parole ? Sans être exhaustive, je peux affirmer avec vigueur que MeToo a permis à de nombreuses victimes de se sentir vues, entendues. De comprendre que ce qui leur était arrivé était du harcèlement, une agression ou pire. De pouvoir poser des mots sur ce qui leur était arrivé, parfois pour la première fois. D’utiliser leur voix et ainsi faire changer la honte de camp.
J’ai eu un mauvais pressentiment en lisant ce passage, et mon intuition a eu raison. En janvier 2021, la fille aînée de Richard Berry, Coline Hiegel Berry, dépose une plainte contre lui et son ancienne épouse, Jeane Manson, pour inceste, viols, agressions sexuelles et corruptions de mineur. Le 1er septembre 2022, cette plainte est classée sans suite pour prescription par le parquet de Paris. Pour Beigbeder, ce verdict correspond à un acquittement. Sa position est claire : il se place du côté des dominants.
Conclusion.
A Frédéric Beigbeder, qui déclare à la fin de cette première partie : « Ma porte est ouverte, je ne demande qu’à être éveillé. Je suis candidat pour devenir le premier boomer woke. Chiche ? », je dis : Chiche.
Ce texte est l’illustration du processus de victimisation et de déresponsabilisation des hommes et par la même occasion, celle du privilège et des mécanismes mis en place par les systèmes de domination pour créer des dominants qui s’ignorent et qui ignorent par la même occasion la manière dont ils oppriment. Les hommes souffrent également du patriarcat, certes. Ils souffrent néanmoins davantage de sa remise en question, celle qui vient les pointer du doigt dans leur impunité. Ainsi, s’ils sont en un sens victimes du patriarcat, ils ne sont pas ceux qui sont visés systématiquement au sein d’une société faite pour les favoriser. Dire le contraire, c’est nier les principales victimes et invisibiliser les violences perpétrées à leur encontre. Cela vaut d’ailleurs pour toutes les dominations. Il est temps que les hommes, dominants du patriarcat, comprennent cette responsabilité qui leur incombe, même s’ils n’en ont pas fait le choix.
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